Ils sont beaux, jeunes et viennent de familles aisées. Ils font partie de cette jeunesse privilégiée qui poursuit de brillantes études. Pourtant, dans les yeux de ces quatre filles et de ce garçon, un éclat typique de la jeunesse semble manquer. Outre un âge et un milieu social similaires, ces cinq personnes-là partagent un événement commun mais unique. Ils parlent « d’incident », « d’accident » et « d’expérience ». Ils évitent la plupart du temps sciemment le mot de « viol », tant ce qu’ils ont vécu s’éloigne de la fausse image du viol dans un lieu lugubre et abandonné.
« Méthodologie » d’un article
Il aura fallu presque huit mois. Huit mois de questions, d’échanges et d’enregistrements pour obtenir ces témoignages. Ce laps de temps est à la fois très long – près d’un an –, mais reste très court pour dévoiler des blessures aussi intimes. Il aura fallu un énorme travail personnel, une grande souffrance, une gigantesque confiance pour que Lucile*, Martin*, Anaïs*, Esther* et Juliette* parlent avec une grande liberté d’un sujet qui reste tabou dans une société hyper-sexualisée.
Il ne sera pas tant question de qui, de où, ni de comment ; mais bien de quoi. De la difficulté d’apposer les quatre lettres du mot « viol » sur des souvenirs, parfois diffus et souvent confus, mais qui continuent à faire ressurgir une honte irrationnelle.
Un rapide rappel de quelques éléments factuels. 75 000 femmes seraient violées chaque année, seulement 10% de ces femmes déposeraient plainte. 1 femme sur 10 serait donc victime de viol au cours de sa vie en France. Le viol n’est considéré comme un crime que depuis 36 ans. Dans plus de 80% des cas, la victime connait son violeur, la moitié des viols sont commis par un membre de la famille, un tiers par le conjoint. Près de 65% des victimes sont mineures.
Le viol n’est donc pas, dans l’immense majorité des cas, un acte commis par un étranger dans un lieu désert tard dans la nuit. Il est, dans leurs cas, l’action de proches : petits-amis, parents, amis d’enfance. Ces cinq-là ont aussi vécu la difficile tâche qui a été de qualifier ce qu’ils ont subi, de devoir mettre un mot sur ces violences invisibles qu’ils ont parfois mis des années à comprendre.
Le rapport au corps
Lucile : « Depuis l’incident, je n’ai plus jamais eu la sensation que mon corps m’appartenait. J’ai comme la sensation qu’il ne m’appartient plus, qu’il n’est plus qu’un truc que l’on m’a prêté. C’est difficile à concevoir, mais lorsqu’on me touche le sein, lorsqu’on colle sa main sur mon sexe, je pense systématiquement à Marc*. Je ne ressens rien, je ne peux pas me laisser aller, je me dis juste “Marc ne serait pas content”. Par ce qu’il a fait, il a séparé mon corps de ce que je suis, pour le récupérer. Comme si j’étais apatride, coincée dans le territoire de mon corps sans que je ne puisse rien y faire. »
Juliette : « J’ai peur qu’on me touche. Je me déteste nue. Je me déteste car ce mec, celui qui m’a violée, a laissé une cicatrice au niveau de mon téton droit dont je n’arrive pas à me défaire. Et lorsque l’on voit mes seins, on me renvoie toujours à cette trace, on me demande ce qu’il s’est passé, pourquoi j’ai ça. Et je ne peux pas répondre. J’ai envie, j’ai envie d’expliquer que j’ai été victime d’un viol, et que j’étais tellement soûle que je n’avais pas remarqué que mon violeur m’avait mordu le téton, au point d’y laisser une marque. Mais je n’y arrive pas. Du coup, chaque question sur cette cicatrice me renvoie à mon violeur. Mes seins, c’est le souvenir indélébile de mon viol. »
La possibilité d’une sexualité
Anaïs : « J’aimerais bien être comme ces gens qui ont une posture désinvolte vis-à-vis du sexe, qui se disent “vas-y, c’est qu’un petit coup de bite”. Mais pour moi, c’est devenu plus que ça. Je suis obligé de rendre un acte tout con, banal, en un acte intellectuel, à réfléchir à comment je vais pouvoir contrôler ce qu’il va se passer, à penser à comment – si je ne veux plus au bout d’un moment – je pourrais partir. Il arrive parfois que j’ai du plaisir ; mais dans ces rares cas, j’ai peur. J’ai honte d’aimer ça. Alors une fois que le mec est reparti, je gratte mon pubis jusqu’au sang. Faut que ça soit douloureux. Ça va paraître dingue, mais j’ai besoin que ça fasse mal ensuite. Le plaisir sexuel doit être obligatoirement suivi d’une douleur physique sinon, il y a un truc qui ne va pas. Faut qu’il y ait contrepartie. »
Esther : « Quand j’ai raconté à ma meilleure amie ce qu’il était arrivé avec mon père, j’ai le souvenir qu’elle m’ait dit qu’il fallait faire comme pour le cheval et se remettre en selle d’office. Elle n’avait pas bien saisi l’ampleur du truc, mais je l’ai écoutée, elle m’a persuadée. Du coup, j’ai couché énormément, et au lycée j’entendais qu’on me traitait de salope et qu’on disait qu’il ne faudrait pas s’étonner si un jour je me faisais violer… Et dans ma tête, je pensais, “mais quels cons, s’ils savaient”… »
Lucile : « Pour ne pas revivre tout ça, pour ne pas avoir à me sentir contrainte à nouveau, je suis devenue consentante par défaut. J’ai toujours dit “oui”, pour ne pas subir le fait de dire “non” à un mec mais qu’il le fasse quand même. »
Expliquer : le cadre familial
Martin : « Je l’ai dit un soir pendant une dispute. J’ai crié, je pense que c’est la seule fois de ma vie. J’en veux toujours énormément à mes parents de n’avoir rien vu, de ne pas avoir compris. Moins à mes frères et soeurs qui étaient déjà partis de la maison ou moins en mesure de comprendre. Je leur en veux parce qu’il y a eu des signes, parce que ça a duré deux ans, que j’étais petit et que je réagissais. Je faisais des trucs bizarres et mes parents ne se sont jamais posés de question. Je l’ai dit à mes frères et soeurs ensuite. Je n’en ai plus jamais parlé avec eux après. »
Anaïs : « Quand j’ai expliqué à ma mère que j’avais dit non à Pierre*, qui était mon petit-ami à l’époque, et qu’il m’avait quand même forcée, elle a réagi comme si j’étais en tort. Elle m’a dit qu’il fallait assouvir le besoin des hommes, qu’il fallait pas que je minaude, que c’était mon copain et donc que je devais accepter. Elle a nié mon viol. Là, j’ai réalisé l’horreur. J’ai compris que, elle aussi, elle avait vécu ça. J’ai fait un constat horrible : il est possible que moi ou l’un de mes frères, nous ne soyons pas le fruit de l’amour de nos parents, mais d’un viol conjugal. »
Garder la sensation, s’enchainer aux souvenirs
Esther : « J’étais jeune, j’avais quoi, 6, allez 7 ans quand mon père m’a fait ça. Il avait mis du Barbara, et avec le recul, je me rends compte que c’était un peu une ironie cruelle. Je me suis demandé en grandissant s’il avait été suffisamment pervers pour le faire consciemment. En tout cas, il m’a privé, entre autres choses de Barbara. J’ai toujours du mal à l’écouter, je pleure irrationnellement. »
Martin : « Je me rappelle du parfum qu’il portait et des noeuds dans le bois des lattes, sous son lit. J’étais petit, tout petit et ça a beau avoir duré deux ans, je pense avoir occulté le reste. »
Mettre les mots sur des choses
Juliette : « En soirée, un ami d’un de mes meilleurs potes voulait coucher avec moi. Il s’est dit qu’en me soûlant la gueule, ça serait facile. Il a trop bien réussi son coup ; ivre morte, je n’ai pas pu lui dire non. Ni oui d’ailleurs. Je n’ai pas pu non plus sentir ses dents arracher un morceau de la peau de mes seins. »
Lucile : « J’ai dû mettre un an avant de réellement comprendre. Pour moi, un viol ne pouvait pas se dérouler sans violence. Je ne vais pas dire que ça a tenu de l’illumination divine, mais un jour, j’ai su. Je discutais avec une pote, je lui expliquais que parfois Marc était trop insistant, que parfois il le faisait pendant que je dormais ou qu’il attendait que je sois trop soûle. Je riais de ces “pulsions” qu’ont les mecs. Elle m’a regardée, sidérée. Elle m’a demandé : “Et si un inconnu te faisait ça, tu considérerais ça comme un viol non ?”, j’ai dit “oui”, elle a alors répondu : “Alors que ce soit un inconnu ou Marc, ça ne change rien. C’est pas la personne le problème, c’est ce que cette personne te fait. Tu es violée.” Ça a été dur, car Marc m’aimait et pour moi c’était impossible qu’une contrainte ne soit pas exercée avec violence. Je n’avais juste pas réalisé qu’il n’usait pas de violence physique, mais bien qu’il me contraignait psychologiquement. »
Martin : « Au collège, j’avais des flashbacks de cette période. J’avais imaginé que c’était des faux-souvenirs ou mon imagination débordante. Puis j’ai réfléchi. Je me suis rendu compte qu’il y avait des choses qui rendait l’éventualité du viol tangible : des questionnements trop rapides, des gestes inappropriés, des comportements trop “matures”, même si le terme n’est pas forcément le bon. Après, il y a tout un questionnement qui se met en branle : j’étais consentant, je n’ai jamais dit non, peut-être même que j’aimais bien. Mais ça vient s’exploser comme le mur du bon sens. À 5 ans, la notion de consentement n’existe pas ; à 5 ans, on ne sait pas ce qu’on nous fait faire ; à 5 ans, on n’a pas conscience. Pour pouvoir vivre, j’ai dû inscrire ça dans une sorte de dessein du monde, je me suis dit qu’il devait y avoir une raison et que ça m’avait forcément apporté quelque chose. »
Anaïs : « Avant ce qui m’est arrivé, le viol entre conjoints était un mythe pour moi, on est censés être amoureux et faire ça dès que l’occasion se présente. Une fois, je n’ai pas voulu avec Pierre, il m’a tenu les mains, m’a dit qu’il aimait quand je faisais la rebelle et que maintenant j’allais être sa soumise. Il a pris mon “non” pour une invitation à un jeu érotique. J’ai vomi après. Mon corps a su que c’était un viol. »
*Les prénoms ont été changés à la demande des personnes concernées.
0 Comments