« 6-6. Tie-break ». Au son de ces deux phrases familières, les amateurs de la petite balle jaune ne s’y tromperont pas. Qu’ils soient joueurs ou simples consommateurs, ils ont tous été confrontés, au moins une fois, à la dramaturgie d’un jeu décisif. Le match dans le match. Le rendez-vous à ne pas manquer. Je vous propose une immersion dans les tréfonds de cette entité singulière, fantasmée et méconnue, qui fêtera prochainement ses 50 ans d’existence. Bienvenue dans le monde impitoyable du tie-break.
Si, aujourd’hui, le tie-break s’est imposé comme une évidence dans le tennis, il n’en reste pas moins que sa création fut fastidieuse. Après tout, on le sait, mettre en place de nouvelles règles dans un sport n’est pas chose aisée, en témoignent les débats houleux qui ont accompagné les différentes innovations footballistiques de ces dernières années. Une question de mœurs, bien sûr, même si à la fin, ce sont toujours les instances qui décident. À ce petit jeu-là, d’ailleurs, les joueurs de tennis pourront peut-être se targuer — au contraire de leurs homologues du ballon rond — d’être davantage considérés par leur fédération internationale ; encore que, c’est un autre débat.
En réalité, la mise en place du tout premier tie-break au début des années 1970 répond à un besoin essentiel pour l’évolution du tennis : raccourcir les sets, parfois (souvent?) interminables. Jusqu’alors, pour remporter un set, il fallait nécessairement gagner 2 jeux de plus que son adversaire. Il n’était donc pas rare de voir des sets s’achever au-delà de 10 jeux partout, et pis encore. Ajoutez à cela qu’à l’époque, une majorité de matchs se disputaient en 3 sets gagnants, et vous obtiendrez un constat alarmant : les matchs sont trop longs, beaucoup trop longs. L’idée du tie-break (ou « jeu décisif », en français), c’est donc de départager deux joueurs qui seraient toujours à égalité à la fin d’une manche. En conséquence, et pendant près de dix ans, différentes formes du jeu décisif sont testées sur le circuit, jusqu’à aboutir, en 1979, à l’adoption définitive du format actuel, c’est-à-dire un jeu particulier disputé à 6 jeux partout, dans lequel le premier joueur à 7 points (avec deux points d’écart) remporte la manche. Tout bête. Et vous trouviez ça compliqué ?
On vous le répétera certainement : le tie-break a sa part de mystères que la nature ignore. Pourtant, dans l’éternelle quête de sortie victorieuse qui animent les joueurs dans un jeu décisif, il existe un cocktail que beaucoup d’entraîneurs vous recommanderont. Un savoureux mélange d’audace et de force mentale. En soi, l’audace, sur commande, c’est possible, à l’image d’un Gaël Monfils surexcité qui sauve coup sur coup 4 balles de match (dont deux dans la vidéo ci-dessous) lors du dernier Masters 1000 de Montréal. « Forcer son destin », « aller vers l’avant » ou « saisir les occasions » sont autant de marronniers tennistiques dans les oreilles des joueurs, qui plus est dans le tumulte d’un tie-break. Et c’est justement là une des caractéristiques séduisantes du jeu décisif. La potentialité d’une sublimation mutuelle entre compétiteurs, qui donne lieu à des points peut-être inenvisageables…
Mais la quintessence du tie-break, c’est sans nul doute l’aspect mental. Ou comment, d’un match à l’autre, un joueur peut sembler intouchable pour ensuite donner l’impression de se déliter littéralement. Dans ce secteur, le néerlandais Robin Haase a des arguments à faire valoir. Il détient le record de tie-breaks perdus consécutivement dans l’histoire du tennis. 17, entre 2012 et 2013. En 2015, il accusait même un pourcentage ridiculement faible de 31% de tie-breaks remportés en carrière. 27 gagnés pour 87 joués, soit moins d’un tiers de victoires… Dans la même idée, citons Richard Krajicek, qui détient la particularité d’être l’unique joueur à avoir perdu un tie-break après avoir mené 6 points à 0. C’était à l’US Open 1994, contre Jan Siemerink. Il s’est incliné 10/8.
J’espère que vous aimez les statistiques. Parce que les jeux décisifs en regorgent, de par leur tendance à l’hyperbole. Voici une ébauche des records les plus célèbres associés au tie-break.
2 mètres 08. 110 kg. De par ses caractéristiques hors normes, vous avez nécessairement déjà entendu parler de l’américain. Au pire l’avez vous déjà vu, entraperçu quelque part, lui qui, comme quelques autres joueurs, dénote dans le paysage tennistique. C’est peu dire que John Isner ne passe pas inaperçu. Et pourtant, ce serait fâcheux de le réduire à son seul physique. Car celui qui a commencé le tennis à l’âge de neuf ans a du talent à revendre, et une histoire commune avec le tie-break. Une histoire d’amour. John Isner et les jeux décisifs, c’est un peu comme David et Goliath : inséparables. Lui, c’est Goliath. Et contrairement à la légende, c’est bien souvent lui qui gagne. C’est bien simple : Isner est une machine à jeux décisifs. C’est lui, par exemple, qui détient le record du plus grand nombre de tie-breaks gagnés dans un set décisif [35]. C’est lui, aussi, qui, à Washington, en 2007, réussit l’exploit de remporter cinq matchs d’affilée au tie-break de la troisième manche. Mais surtout, et c’est bien là la statistique la plus parlante : Isner est, en mars 2014, le joueur ayant le meilleur pourcentage de tie-breaks remportés dans l’histoire du tennis [65%, 212-114], devant Federer [64,9%], Djokovic [64,3%], Nadal [63,8%] et Sampras [63,7%]. Un hasard ? Certainement pas. L’américain, originaire de Greensboro, en Caroline du Nord, est formaté pour les jeux décisifs. C’est la conséquence, entre autres, d’un service dévastateur qui l’amène très régulièrement à disputer des matchs au couteau. Il est notamment connu pour avoir participé au « match le plus long » face au français Nicolas Mahut, disputé à Wimbledon, en 2010, sur trois jours et plus de onze heures, et remporté 70-68 au cinquième set par l’américain. Un match qui n’aurait pas eu ce dénouement-ci si l’on disputait un tie-break dans la cinquième manche à Wimbledon…
De toute évidence, si le tie-break n’avait pas été inventé dans les années 1970, on jurerait qu’il l’aurait été pour l’américain. Il paraît d’ailleurs légitime de se poser la question suivante, qui vaut également pour d’autres grands serveurs en activité : que vaudrait Isner sans le tie-break ? Nous n’aurons probablement jamais la réponse à cette question, la mutation du tennis vers le jeu décisif étant vraisemblablement sans retour, mais nous pouvons néanmoins tenter d’y apporter quelques lumières. Une statistique, en particulier, paraît frappante tant elle relate de l’importance du tie-break dans la carrière de l’américain : sur les 24 finales qu’il a disputées, Isner a joué au minimum un tie-break dans 17 d’entre elles. Et à la fin, ça pèse lourd.
Laurent Vergne officie à Eurosport.fr depuis 2003, un média pour lequel il a notamment couvert différents tournois du Grand Chelem. Pour nous, il revient sur quelques souvenirs liés au tie-break, et donne son avis sur l’évolution du tennis moderne.
Si je vous dis « tie-break », ça vous évoque quoi ?
Là, tout de suite, je pense à l’US Open, et à cette particularité qu’ont les matchs de ce tournoi de s’achever par un tie-break au 5e set. À mon sens, les tie-breaks les plus mémorables sont les tie-breaks décisifs (dans la dernière manche, donc). Et puis c’est un exercice très particulier, certainement beaucoup moins aléatoire qu’on ne peut le penser. Je ne pense pas que ce soit une loterie, comme j’ai pu l’entendre parfois.
Ça veut dire que vous êtes favorable au tie-break au 5e set à l’US Open ?
Totalement. Je suis même favorable au tie-break décisif dans tous les tournois du Grand Chelem. Aujourd’hui, le vrai drame, c’est qu’il n’y a quasiment plus de matchs en 5 sets (ne subsistent que les quatre Grands Chelem et la Coupe Davis, mais pour combien de temps? NDLR) si l’on compare avec les années précédentes. Personnellement, je suis pour le rallongement des matchs hors tournois du Grand Chelem, comme les finales de Masters 1000 par exemple, et pour le tie-break décisif. Le tie-break au 5e set, de par sa dramaturgie, c’est la conclusion parfaite d’un match.
Le tie-break, c’est aussi l’aspect mental, la force de caractère. Y a-t-il un joueur qui vous a particulièrement marqué sur ce point ? De par sa capacité à dominer un jeu décisif…
À l’évidence, l’aspect mental est déterminant oui. Le physique est important aussi, mais moins. Je crois que dans un tie-break, on peut sentir vers lequel des joueurs ça va tourner. Boris Becker est peut-être celui qui m’a le plus impressionné dans cet exercice, dans sa manière d’étouffer l’adversaire. Sinon, Sampras et Federer, aussi, excell·ai·ent dans cet exercice. Être bon au tie-break, c’est aussi avoir un service efficace. Le tie-break a la faculté de pouvoir inverser le rapport de force entre deux joueurs.
En double, sur le circuit, le 3e set a été remplacé depuis plusieurs années par un super tie-break (un set de 10 points, NDLR). Quel est votre point de vue sur cette règle ?
Le super tie-break ne sert pas la cause du double selon moi. Mais le format est sympa, il raccourcit les matchs et peut inciter des joueurs de simple à jouer le double, ce qui est plutôt une bonne chose. À titre personnel, je ne suis pas fan.
Y a-t-il un match, dans lequel le tie-break a joué un rôle majeur, qui vous revient en tête ?
Le Connors-Krickstein de l’US Open 1991, qui s’achève sur un tie-break. Connors pète un plomb au milieu du match, pendant le tie-break du deuxième set, s’en prend même à l’arbitre, mais s’en sort finalement en cinq manches dans une ambiance de fous.
Et un tie-break en particulier ?
Il y a le Borg-McEnroe de Wimbledon 1980. Mais, parce que c’est un tie-break décisif, je dirais la finale du Masters 1988 entre Becker et Lendl, avec cette balle de match phénoménale. En tant que fan de Lendl, c’était un déchirement. Et puis je pense aussi au quart de finale de l’US Open 1992, entre Edberg et Lendl ; là encore, un tie-break décisif.
Enfin, on parle beaucoup de l’IPTL, fondée en 2013, qui se déroule chaque année en décembre, et dont le format tend à raccourcir encore davantage les matchs. Est-ce qu’à terme, vous pensez que le tennis évoluera vers cette forme, conçue pour le spectacle ?
L’IPTL est très intéressante et sympa à suivre. Je prends du plaisir à la regarder ; cependant, ça reste une exhibition. Aujourd’hui, il y a autant de matchs qu’il y a une trentaine d’années mais beaucoup moins de sets disputés. Pour moi, la dimension physique est importante. Donc je ne sais pas si le tennis évoluera de cette manière, mais je suis contre cette tendance excessive au raccourcissement des matchs.
En bref, le tie-break ce sont de la tension, des émotions et des souvenirs. Le format a même commencé à dépasser les frontières du tennis, puisqu’il est désormais expérimenté en football, pour les séances de pénalties — l’idée étant, comme pour les services au tennis, d’alterner un tireur d’une équipe, puis deux de l’autre, puis encore deux, et ainsi de suite.
De mon côté, je vous laisse avec l’un des tie-breaks les plus fameux de la décennie en cours, modestement intitulé « le plus grand tie-break de Wimbledon ? », et je vous laisse juger. Et si jamais vous en connaissez déjà l’issue, faites comme moi : appréciez le spectacle, tant qu’il est encore temps. Le tennis a tellement à nous offrir.
Magnifique ce tie break Fed – Djoko ! Je ne me rappelle pas de l’année, et si c’était un match de 1/2 ou finale, merci de me rafraichir la mémoire s’il vous plait !
Finale Wimbledon 2015 😉
Article très intéressant, mais ça manque un peu de WTA tout ça ^^